LES LUNAISONS

Nous parlons tous du temps: avant, après, souvent, quelquefois, toujours.
Nous ignorons et cherchons ses limites.
Malgré tout, nous avons le désir illusoire de préserver des instants particuliers et nous restons perplexes et dubitatifs quant à l’éternité et l’intemporalité.
Le travail des lunaisons se veut être une allégorie sur le temps: l’irréversibilité, le passé, le futur,l’immédiat.

LES LUNAISONS
Nandre monte et descend le temps, le parcourt, le retient, l’interroge. Le laisse filer aussi. S’échapper. Dans son atelier immaculé de la Roche Noire, sur les hauteurs de Clermont-Ferrand, le temps paraît pourtant s’échapper. L’espace de son oeuvre de toiles, de colonnes et de pots de verre. Dans le murmure, le bruissement, souvent le souffle. Ici, on retient sa respiration pour mieux nager. Se laisser porter par le fleuve. Car la vie devient fragile et l’émotion subtile, précieuses dans les cotonneuses présences aériennes. Ici, “le silence est si grand, là où commence le vent, là où se forment les mots du langage… On est là, seulement totalement, dans la substance de l’air, comme on est léger!” écrit J.M.G. Le Clézio.
Pas d’errance, ni de dérive, donc. Dans ses grandes toiles irisées, seulement l’impatience, l’attente, l’absence, la lenteur… Sur des planches blanchies, Nandre griffe, effleure, chatouille d’anciennes nappes d’hôtel marouflées et joue du palimpseste. Dans l’ivresse immaculée, l’alchimiste exaspère la matière, multiplie les couches de peinture, laisse des réserves. Sa main traîne avec paresse ou trace dans l’urgence. Des mots apparaissent. A l’endroit, à l’envers… Qu’importe! Souvent “provisoire”, “ennui”, “nostalgie” se lisent dans la texture, le graphisme. Souvent, elle compte les jours comme les prisonniers, les heures comme les écoliers. Avec des bâtonnets alignés, des panaches de hachures, de petits papiers froissés ou des morceaux de cordons. Dans l’évanouissement du tissu lacté, ça vibre, se bouscule et se chamaille. Ca se plie comme les roseaux sous le vent. Ca s’imprime comme l’étreinte d’une aile d’oiseau. La magicienne jongle des rites et des sortilèges. N’insiste pas. N’affirme pas. Patiemment, elle fait et défait, construit et déconstruit. Perturbation des codes. Brouillages. L’oeil se perd sans la pureté diaphane et il aime ça. Car Nandre séduit et courtise. Toujours dans la confidence. Le secret. Restent les signes, les rythmes, les pulsions, les émotions que l’on cesse de parcourir des yeux et des lèvres. Ainsi, entre la jouissance et la fatigue amoureuse, Nandre rend visible le temps, le vacillement du temps. Et donne des toiles “inclassables par une trace inimitable, l’inscription et l’effacement, l’enfance et la culture, la dérive et l’invention”, comme l’écrit Roland Barthes à propos de Twombly qu’elle vénère.
Mais pire encore. Nandre emprisonne les instants dans de précieuses colonnes d’organza et capte l’intemporel dans des pots de verre remplis d’eau. Car dans son atelier-laboratoire, elle “bricole” aussi comme elle aime à le dire, d’incroyables sculptures légères, ludiques et dansantes. Toujours sur le fil du rasoir. Toujours à la limite de la chute, de l’apesanteur. Ondulant nonchalamment au moindre mouvement. Au moindre passage. A la moindre surprise. Ainsi, “Le Poids des ans” révèle d’infimes miroirs, des galets et des os, qui tiennent par on ne sait quel miracle de fil de nylon. “L’oubli” dévoile des verres de lunettes de corrections différentes qui offrent la vision démultipliée de mots et des bribes de mots inscrits sur des formes rondes et limpides. “La marche du temps” présente une ribambelle de tout petits pieds suspendus à de longs et fins rubans d’organdi. Ou “L’Urgence” montre encore des dizaines de minuscules bonhommes découpés d’un coup rapide de ciseaux qui se tenant par la main, tentent d’escalader une spirale infinie. Partout, l’épineux grillage découpé et l’onctuosité de la tarlatane, l’irisation des carrés de tissus marqués, la transparence des tuyaux de laboratoire et la soie de des plumes célèbrent dans des volumes ô combien vaporeux les noces du présent, du passé, du futur, de l’immédiat… Dans un jeu arachnéen de dentelle et de tricotage, d’invention et de perfection des matières, accueillies, recueillies, que l’on retrouve dans ses poétiques pots de verre. Là, plus rien ne bouge. C’est la règle de “l’intemporalité”, explique cette manipulatrice de génie. Immobiles, flottant à la surface de l’eau et engloutis dans ses profondeurs, une mariée se noie dans trop d’amour, des mains s’accrochent à des bouées, des perles s’amusent de leurs reflets tandis que l’une d’entre elles cherche sa respiration…
Avec l’aide de l’air, de l’eau, de la lune entre le fluide et le minéral, l’artiste donne une nouvelle vie aux matériaux et touche de ses doigts éblouis “le nombre du mouvement” dont parle Aristote. Elle appelle aussi dans l’exténuation si blanche de son oeuvre auréolée, “le temps mort d’espace et couverts de fleurs, et du parfum des fleurs, et du temps des noms des fleurs”, qu’évoque Fernando Pessoa. Nandre embrasse la mémoire et étreint l’éternité. L’espace féérique des Lunaisons.

- Texte de Anne Kerner -

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