ÉTATS D’HERBE

Fragments de nature oubliés qui échappent à notre œil, car faisant partie d’un tout. Isolés, ils deviennent uniques et le regard devient alors perspicace.

Tu dessines de l’herbe ?… C’est pas bien de l’herbe de tous les jours … On croit à voir comme ça, qu’y a rien à voir et finalement on voit des choses qu’on a pas vues… Il se passe toujours quelque chose quand tu regardes bien, il faut savoir regarder, il faut attendre.


- Extrait de Dialogue avec mon jardinier de H. Cueco -

 

 

L’HERBE EN ETAT DE VIGILANCE
C’est la nature du regard qui fait l’événement. C’est son intensité et son rapport au sujet qui assurent l’événement de ce dernier. Et si en nous invitant à scruter l’herbe, c’était nous que l’artiste observait ?
Emettre le postulat que Nandre traverse une phase macrofigurative n’appartient pas à l’un de ces procédés d’écriture qui permettent de se débarrasser de l’encombrant fardeau de l’étiquetage conceptuel ou abstrait. Il suffirait alors d’identifier tout mode d’expression caractérisé par l’absence de repère, comme un effet de grossissement d’une partie d’un tout, pour en singulariser la banalité hermétique.
On pourrait ainsi objectiver n’importe quel type de représentation. Dans le cas présent, nul besoin de recourir à ce procédé. L’artiste ne cherche pas à brouiller les pistes. Elle donne elle-même les clefs de son œuvre : « Etats d’herbe ». Un pluriel multipliant un singulier. Une unicité dans ses infinis.
Variations végétales qui ne cherchent pas à reconnaître et nommer le sujet pour ses particularités. L’herbe est saisie dans une acceptation générique. L’homme l’appréhende en étant que surface. Il s’agit d’un multiple, d’un tout admis indissociable. Sauf à en faire un objet d’étude qui permet au détail d’échapper à sa condition indifférenciée, à son anonymat, pour en énoncer les propriétés.
Non, ce qui fascine la plasticienne au point de nous faire partager une sorte d’état de sidération, c’est l’observation de cette absence de statut que lui accorde l’herboriste, par exemple. Nandre isole un périmètre qu’elle soumet à notre sagacité, comme elle prendrait un carre de foule, une bande de nuages, ou une quelconque dimension définie, liquide, minérale, ou gazeuse, afin de nous enjoindre à focaliser notre attention sur ces espaces dont une quotidienneté prolongée a insensiblement épuisé tout intérêt.
Son objectif serait de réveiller le regard, de le mettre en état de vigilance ; en quelque sorte pour racheter cette indifférence coupable, cette froide ignorance entretenue à l’égard de cet élément constitutif de notre paysage ; mieux, de cette autre part de nous-mêmes qui reçoit nos pas , épouse notre corps dont elle a recueilli l’empreinte amoureuse, et nourrie notre regard.
Si l’objet de ses investigations s’en trouve renouvelé, Nandre demeure néanmoins fidèle à une esthétique de l’isochromie qu’elle entretient dans son rapport au sujet et son traitement. Le blanc, dans sa candeur liliale, l’installe dans une posture d’icône, confinant à la quasi sainteté.
La matière s’y voit définie doublement, non sans un certain trouble. A travers la transparence et à la fois l’opacité lactescente. Dans une relation de légère épaisseur. La matière paraît fluctuer entre le ténu qui la constitue et l’insistance de son contenu qui nous reste cependant interdit à l’entendement.
Comme si sa signification restait au final sans objet. Comme si l’herbe, par sa seule présence, justifiait sa raison d’être. Pour nous montrer autant la persistance rétinienne que la permanence de la mémoire ou l’insistance d’un inavouable autant qu’obscure attachement. L’herbe pousse en nous, pénètre notre être intime, croit et se multiplie. « Couper l’herbe sous les pieds », elle repousse à l’intérieur des chairs.
Pour nous le prouver, Nandre laisse déambuler toute une théorie impudique de ces membres antérieurs convaincus à notre insu, de leur troublante intimité végétale. Elle nous invite à en scruter au plus près l’indiscret anonymat par le biais de l’enfermement de « Boites de vigilance ».
Au final, « Etats d’herbe » ne résout rien du mystère de nos affinités au végétal. En l’énonçant, en tentant d’en préciser la nature, il l’obscurcit davantage et nous le rend étrangement indispensable, inévitable.


- Texte de Roland Duclos -

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